Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Damn Fine Coffee
24 juillet 2011

Near The Edge Of Night - Chapitre 5

Helplessness

1er mai 1985 – 21:50

Sur la table ronde en formica, devant eux, les gobelets en papier s'accumulent, et les mégots de cigarettes forment comme une petite montagne beige dans le cendrier métallique.

Gordon Cole sirote son cinquième café noir, le regard sombre. Albert triture machinalement la manche droite de sa chemise, tachée du sang séché de Cooper.

Tous deux n'ont pas beaucoup discuté depuis que Gordon est arrivé au pas de course à l'hôpital, vingt-cinq minutes à peine après avoir raccroché le téléphone. Assis dans un coin de la cafétéria plus ou moins déserte, Albert lui a résumé les événements de la soirée, de manière aussi détaillée que possible, pendant que l'horreur et le choc gagnaient lentement du terrain sur le visage de son interlocuteur.

Puis Gordon s'est enfermé dans le bureau de l'accueil pour y passer des coups de fil, demander des nouvelles de l'enquête au safe house et entrer en contact avec la morgue et la police locale, pendant qu'Albert, un mal de tête croissant lui vrillant les tempes, fumait cigarette sur cigarette en écoutant la pluie s'écraser contre les baies vitrées.

Étrangement, aucune autre urgence n'est venue troubler la soirée depuis que l'arrivée de Cooper a semé la panique presque trois heures plus tôt, et les couloirs de l'hôpital sont agréablement silencieux.

Une fois Cole mis au courant de tout ce qu'il a besoin de savoir et de nouveau assis à leur table, ils ont avalé un café après l'autre dans un silence pesant, jetant régulièrement un coup d'œil à la grande horloge murale, observant les minutes défiler sans que la moindre nouvelle ne leur parvienne du bloc.

« OÙ EST WINDOM ? »

La voix de Gordon le tire de sa torpeur, et il prend conscience qu'il ne connaît même pas la réponse à sa question.

« Je n'en sais rien. Un médecin s'occupait de lui pendant que – il était encore dans la maison quand je suis parti avec l'ambulance. »

Soupir fatigué de son supérieur. « COMMENT VA-T-IL ? »

Il hausse les épaules. « Physiquement, apparemment, il est indemne. Mais psychologiquement… Je ne suis pas psy, Gordon, mais il avait l'ait complètement à côté de la plaque. Je ne l'ai jamais vu comme ça. »

« QU'EST-CE QUE WINDOM FAISAIT AU SAFE HOUSE ? »

« Il m'avait prévenu, hier, qu'il comptait peut-être leur rendre visite dans l'après-midi. » Un silence, puis – « Si j'avais découvert les corps de ma femme et de mon collègue dans une mare de sang, j'aurais probablement pété un plomb, moi aussi. »

Gordon ne répond rien. Il prend une nouvelle gorgée de café, grimace en avalant le concentré amer au fond du gobelet. Albert résiste à l'envie d'allumer une autre cigarette. Il aurait plutôt besoin d'une aspirine, pense-t-il.

« COOP VA S'EN SORTIR, ALBERT. »

La voix de Gordon retentit dans toute la cafétéria, encore plus fort que d'habitude, et deux infirmières accoudées au comptoir tournent la tête dans leur direction.

« IL EST JEUNE, IL EST EN PLEINE FORME – ÇA VA ALLER. IL S'EN SORTIRA. » Cole tend une main vers Albert, lui tapote l'épaule d'un geste qui se veut rassurant.

Et Albert serait presque tenté de le croire – s'il n'y avait pas ce regard plongé dans le sien qui, malgré les paroles optimistes, reste désespérément morose. Le visage de Gordon, traits tirés et cercles sombres sous les yeux, ne reflète que sa propre angoisse.

Mais il ne peut pas se laisser abattre, pas maintenant. Alors il hoche la tête, gratifie Gordon d'un sourire forcé. « Oui. Sûrement. »

« Agent Rosenfield ? »

Il se retourne brusquement. Un chirurgien en blouse bleue s'approche d'eux, le même type qui lui a pris la perfusion des mains à son arrivée à l'hôpital, croit-il. Albert se lève de sa chaise comme s'il s'était subitement assis sur une punaise.

Avec un peu plus de contrôle, Gordon l'imite, tend une main au médecin. « GORDON COLE, FBI. » - la version courte.

« Dr. Aron Milewski. » L'autre leur serre la main à tous les deux pendant qu'il retire son bonnet bleu pastel, laissant apparaître une épaisse touffe de cheveux blonds et bouclés. Albert lui donne une cinquantaine d'années.

« PARDON ? » Gordon se penche vers le médecin, pointe un doigt en direction de ses appareils auditifs. « IL VA FALLOIR PARLER FORT, DOCTEUR, L'UN DE MES CINQ SENS N'EST PLUS AU TOP DE SA FORME. »

Regard perplexe du chirurgien à Albert. « Il crie toujours aussi fort ? »

« Oui. Ne cherchez pas à comprendre et venons-en aux faits. » Il s'en veut un peu d'adopter ce ton sec et tranchant avec tout le monde, mais la tension le rend incapable de toute forme de patience et d'amabilité - encore plus que d'habitude.

« PARDON ? » Cole tend une oreille vers eux, les sourcils froncés.

« Allons dans mon - ALLONS DANS MON BUREAU », crie Aron Milewski en articulant soigneusement.

Pendant qu'ils suivent le pas vif du médecin hors de la cafétéria et le long du couloir aux murs vert pâle, Albert combat la boule d'angoisse qui lui monte à la gorge en tentant de déterminer, le regard fixé sur Milewski, quelle sera la nature des informations qu'il s'apprête à leur communiquer. Il n'a pas le ton faussement affligé d'un homme venant annoncer la mort d'un patient, ni la mine souriante de celui qui a une bonne nouvelle à partager. Juste un ton neutre et professionnel, le même qu'Albert s'efforçait d'adopter lorsqu'il s'adressait aux familles, il y a longtemps, à l'époque où il s'occupait encore de patients vivants.

Dieu merci, le médecin légiste n'a pas ce genre de préoccupations.

La pièce dans laquelle ils pénètrent est à peine plus grande que celle située derrière l'accueil, mais infiniment plus ordonnée. Les dossiers et les classeurs sont alignés sur le grand bureau en bois sombre avec la même précision que des instruments chirurgicaux.

« Comment va-t-il, docteur ? » Il reste debout, les bras croisés, pendant que Milewski contourne la table et prend place sur un large fauteuil en cuir noir.

« Je ne vous cache pas que je suis inquiet, Messieurs. » Toujours cette voix claire et intelligible, ces mots parfaitement articulés à l'attention de Gordon.

Albert sent quelque chose se nouer dans son estomac.

« La lame du couteau a causé des dégâts internes considérables. D'après nos observations, elle a pénétré en diagonale vers le haut – d'au moins seize centimètres. En plus d'une perte de sang importante par la plaie ouverte, on a une hémorragie interne grave et le poumon gauche perforé… Et, surtout, l'aorte a été sectionnée au niveau du sternum. »

Albert déglutit – et se rappelle, au safe house, avoir émis mentalement cette hypothèse, priant pour que son propre diagnostic soit erroné.

Et à nouveau, il perçoit l'affolement dans sa propre voix. « Docteur… Comment peut-il être encore en vie avec - »

« Agent Rosenfield, je me pose la même question. »

Les yeux rivés sur Milewski, Albert perçoit, du coin de l'œil, Gordon Cole prendre place sur l'un des deux fauteuils destinés aux visiteurs. À en juger par ses propres jambes flageolantes, il estime que c'est une bonne idée, alors il s'assoit à son tour.

« SON ÉTAT ? » Question faiblement criée – pour autant que ce soit possible - par Gordon.

« Coma post-traumatique, induit par la mauvaise oxygénation du cerveau en raison de l'hémorragie. État stationnaire – pour l'instant. Brusque arrêt cardio-respiratoire pendant l'opération il y a une heure, mais on a pu faire repartir le cœur. Depuis, pouls rapide et irrégulier, pression artérielle faible, pas d'amélioration. »

Il se doute de la réponse, mais il lui faut demander, malgré tout. « Il s'en sortira ? »

Haussement d'épaules las du médecin, qu'Albert a soudain envie de secouer. « Le fait qu'il ait survécu jusqu'ici tient déjà du miracle. Le pronostic vital reste engagé – il se bat, mais je préfère ne pas vous donner de faux espoirs. »

Le pronostic vital reste engagé. Il a toujours eu horreur de cette foutue phrase toute faite, une façon élégante et détournée de dire que Coop navigue quelque part entre la vie et la mort.

Il a l'impression qu'une éternité s'écoule avant que Gordon ne brise le silence.

« ON PEUT LE VOIR ? »

Aron Milewski interrompt l'examen minutieux du stéthoscope pendu autour de son cou et se lève. « Il vient d'être transféré aux soins intensifs. Ce n'est pas l'heure des visites, mais comme vous êtes de la police - »

« COMMENT, DOCTEUR ? »

« SOINS INTENSIFS », crie Albert en se levant à son tour.

Cole leur emboîte le pas hors du bureau. Le médecin referme la porte et se tourne vers eux. « Vous avez prévenu sa famille ? »

Albert se mord les lèvres. Il avait complètement oublié. Cooper a un père vivant à San Francisco, et une sœur, lui semble-t-il, dont il ignore tout.

Que faut-il dire à la famille ? « Mr. Cooper, votre fils a été poignardé et personne ne sait s'il va se réveiller un jour. » Il n'a pas envie d'être celui qui devra se charger de ce genre de formalités. Après tout, c'est Gordon Cole le supérieur.

À nouveau, ils suivent le chirurgien dans le dédale des couloirs verdâtres, pendant qu'Albert sent son mal de tête empirer. Ils croisent une infirmière poussant une vieille dame endormie dans son fauteuil roulant, puis bifurquent à droite, passant devant le panneau Intensive Care Unit.

Il y a deux médecins dans la pièce – un jeune homme avec de grosses lunettes et une femme rousse à l'air pincé qui s'affairent autour du lit de Coop, achevant d'installer les appareils de monitorage cardiaque et d'assistance respiratoire.

« Qu'est-ce qui – les visites sont terminées pour aujourd'hui, Messieurs. » Voix irritée de la femme.

Pour toute réponse, il extirpe sa carte professionnelle de la poche de sa veste et la lui brandit sèchement sous le nez. « Albert Rosenfield, FBI. » Le ton est cinglant comme un coup de fouet, et la femme abandonne le combat.

L'œil averti d'Albert se pose tour à tour sur les trois poches de liquide intraveineux dont une remplie de sang rouge sombre, sur l'écran qui affiche les courbes de l'électrocardiogramme en émettant un «bip bip » beaucoup trop rapide à son goût, sur le fouillis de tubes, de drains et d'électrodes qui forment comme une grande toile d'araignée autour du corps pâle et inerte de Cooper.

Pour une raison qu'il ne parvient pas trop à s'expliquer, la scène lui semble curieusement irréelle. Sans doute parce que depuis qu'il connaît Dale Cooper, celui-ci lui a paru la représentation même de la parfaite santé, n'ayant jamais attrapé ne fût-ce qu'un simple rhume. S'il y a une personne qu'Albert ne pensait pas, un jour, voir dans cet état, c'est bien Coop.

À ses côtés, Gordon a l'air de penser la même chose.

Aron Milewski assiste le jeune lunetteux dans le réglage des moniteurs pendant qu'Albert et Cole s'approchent du lit.

Cooper a les yeux fermés, ses cheveux noirs toujours proprement lissés sur le crâne et la peau aussi blafarde que celle des cadavres qui attendent Albert à la morgue de Pittsburgh.

Sans le mouvement imperceptible de sa cage thoracique à chaque inspiration, en fait, il paraîtrait aussi mort qu'eux.

Il n'y a pas de chaises ou de tabourets autour du lit, alors Albert reste debout, encore une fois envahi par cette désagréable sensation d'impuissance qui le titille depuis qu'il a trouvé Cooper et Caroline au safe house, une éternité auparavant. Il a toujours eu horreur de perdre le contrôle.

Et cette situation le dépasse complètement.

Quelques minutes s'écoulent, lentement, ponctuées par le rythme cardiaque de Cooper. Après avoir déterminé, à voix basse, l'organisation de la surveillance infirmière pour la nuit, les trois médecins se retirent, non sans qu'Aron Milewski pose une main compatissante sur l'épaule d'Albert.

La voix de Gordon Cole résonne particulièrement fort dans l'atmosphère feutrée des soins intensifs, vrille ses tempes douloureuses. « IL EST 22:00 PASSÉES, ALBERT. JE FERAIS BIEN DE TÉLÉPHONER AU PÈRE DE COOP. »

Il acquiesce, vaguement soulagé, et Gordon quitte la pièce à son tour. Il reporte son attention sur Cooper qui, sous la lumière des néons bleutés, paraît soudain bien plus jeune que ses vingt-six ans.

« Putain, Coop. Vingt-six ans, merde. » Les mots lui échappent à voix haute, lui semble-t-il, sans qu'il en ait eu l'intention. Il n'a jamais été très convaincu par la théorie les-gens-dans-le-coma-entendent-ce-qu'on-leur-dit, mais puisqu'il a commencé, il ajoute, autant pour lui-même que pour Cooper : « Je n'ai pas la moindre idée de qui a pu faire ça, mais je te promets qu'on va le retrouver. Pour Caroline, pour toi, pour Windom - on va le retrouver. »

Si seulement il arrivait à s'en persuader lui-même.


À suivre...
CHAPITRE 6

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Publicité